vendredi 30 mars 2012

Innovations numériques & muséales, pourquoi ? pour qui ?

Les nouvelles pratiques culturelles et notamment celles liées au numérique ou aux TIC sont très présentes aujourd'hui. De nombreuses structures s'y engagent, les colloques, journées de travail et études se multiplient, sans compter les initiatives plus originales qui, en plus de parler des pratiques culturelles, expérimentent les façons d'en parler ou d'y travailler* !
Mais tout ça, pour qui et pour quoi faire ?
by Luc Legay

Rester à la pointe de ce qui se fait ou se fera était déjà un sport commun dans de nombreux domaines (management, formation, évaluation, ingénierie, technologie...) et le virus semble avoir touché nos bonnes vieilles institutions culturelles !
Mais cet engouement (que je partage presque malgré moi) m'amène à me poser plusieurs questions quand je le confronte à ma pratique de terrain, quand je le confronte à ces pitchouns, scolaires et autres grand-mères qui viennent au musée aujourd'hui.

Des nouvelles pratiques pour des visiteurs forcément nouveaux !


Sans parler de pratiques à venir, l'innovation dans notre domaine (je parle des musées ici) consiste bien souvent à être au moins en phase avec la société d'aujourd'hui. On s'en plaint souvent lorsqu'une nouvelle idée se voit bloquée par trop de conservatisme, de frilosité, d'habitudes trop encrées, ... bref nos musées seraient toujours en retard !
Le problème de ce constat fréquent est de savoir avec quel pan de la société il s'agit d'être en phase. En effet les pratiques, notamment les TIC (puisque c'est de cela qu'il s'agit ici) étant relativement récentes, ne diffusent pas du tout à la même vitesse dans l'ensemble de la société. Si les ados sont à la pointe, si certaines générations ou certains groupes sociaux suivent relativement bien les "dernières sorties", ce n'est pas le cas d'une grande part de la population. Pire cela ne me semble pas être le cas dans la population des visiteurs actuels de musées. D'une part les scolaires forment le gros de la troupe et l'enseignement n'a pas la réputation d'être plus réactif que la culture quant à ses pratiques. D'autre part les ados : LE public branché par excellence est aussi LE public absent de ces institutions. Alors à qui cela sert-il d'avoir un tweetwall dans mon musée, si "twitter" est à ma grand-mère ce que la physique quantique serait à Galilée ?
La réponse est évidente : à rien pour la grand-mère mais peut-être que son petit fils viendra au musée s'il y trouve des trucs qui lui parlent plutôt que des trucs vieillots. Bref c'est l'argument de la conquête de nouveaux publics (heureusement qu'il est là car il sauve un peu ma conscience).

Toucher de nouvelles populations forcément techno-branchées ?


Comme on vient de l'aborder, un des fondements qui semble justifier de l'engouement pour les TIC et les nouvelles pratiques culturelles qui pourraient les accompagner est la conquête de nouveaux publics.
La question qui se pose alors est : les populations qui "manquent" dans les institutions culturelles seraient-elles sensibles à ces nouvelles pratiques ? Sans parier sur le fait que les ados se mettraient massivement à suivre ce que la société attend d'eux (n'est-ce pas le propre de l'adolescence que d'essayer de ne pas aller où on le voudrait ?), on peut au moins espérer que ces pratiques plus proches de leur quotidien ne les rebuteront pas. Mais toutes les autres populations qui ne viennent pas dans nos musées sont-elles techno-sensibles ? Les couches populaires, les zones rurales isolées, les 3e-4e-5e-... âges, etc... ne me semblent au mieux pas définies par une attirance pour les TIC, au pire, pour certaines, réfractaires à la chose.

Des pratiques innovantes pas simples à identifier


C'est bête mais la culture n'échappe pas au problème classique de l'innovation. Savoir quand une nouveauté sera effectivement une pratique de demain et pas seulement un délire d'aujourd'hui n'est pas chose aisée. Bien sûr on peut prévoir certaines choses dans les grandes lignes (le numérique ne va pas se mettre à régresser, ni le participatif, ...) mais c'est nettement moins vrai si on doit parier sur une technologie plutôt qu'une autre (Quel avenir pour twitter ? Pour les tablettes ? ...).
Mais si d'autres domaines ont intégré ce risque dans leur pratique, je ne suis pas certains que ce soit le cas dans nos institutions. Explique-t-on vraiment aux décideurs la prise de risque qui existe dans tel ou tel choix d'innovation et que ce choix pourrait être une impasse ? Les institutions culturelles peuvent-elle et doivent-elles réellement se permettre ce type de prise de risque ? (Moi j'en suis persuadé mais avouez que la question se pose). Ont-elles les fonctionnements, les ressources qui peuvent tolérer l'échec d'un investissement massif dans des innovations sans garantie de résultat ? Et finalement le pire dans tout ça : les investissements nécessaires se feront fatalement (faute de moyens illimités) au détriment soit de pratiques plus anciennes qui pour certaines rencontrent encore aujourd'hui leurs publics, soit de nouvelles pratiques différentes et à inventer.

Des pratiques innovantes pour un milieu qui se réveille


Finalement, il me reste une espèce d'idée permanente et fort désagréable. Et si on faisait cela avant tout pour nous. Élevées au bon grain d'une évolution technologique permanente, les générations X, Y, C (?) sont maintenant au travail dans des institutions qui peinent à suivre. Ne cherche-t-on pas tout simplement à faire évoluer notre contexte et sujet de travail pour qu'il nous ressemble ?
Moins 'autoflagellateur', on peut aussi considérer que devant des différences de pratiques trop importantes entre les générations (ce qui était peut-être moins vrai ou moins compris par le passé), les seules références culturelles stables qui nous restent sont les nôtres. Les efforts pour comprendre autrui et ses pratiques sont tellement importants qu'on en revient (souvent sans s'en rendre compte) à extrapoler nos propres pratiques.
Et ces réflexions s'appliquent aux différences entre générations mais plus généralement aux différences culturelles.(Ce problème est très "classique" dans une démarche culturelle et/ou de vulgarisation, voir le billet sur la métaphore ou les relations avec l'enseignement par exemple)
Qui n'a pas un ami un peu geek qui a du mal à comprendre que : non ! toute la population n'est pas aujourd'hui branchée et que quand elle l'est c'est surtout pour consulter les pages-jaunes ou les horaires de cinéma. Pour être tout à fait honnête, n'êtes-vous pas vous même quelque fois ce "geek" qui oublie le monde réel qui nous entoure ? (c'est en tout cas trop souvent mon cas).

Des nouvelles pratiques pour évoluer


Que conclure de ces nombreuses interrogations ? Je pense qu'on n'est pas tout à fait honnête dans la promotion de ces nouvelles pratiques (qu'elles soient numériques ou non d'ailleurs) (Un peu comme ma conclusion sur la gratuité). Peu de choses peuvent réellement garantir une quelconque adéquation de ces nouvelles pratiques à nos publics actuels, futurs ou à conquérir.
C'est la réciproque qui est importante. Ne rien faire, ne pas évoluer, ce serait forcément rester ancré à des pratiques qui, elles, finiront par être dépassées. Ne rien faire serait donc l'assurance de se "planter" à long terme.
Ainsi les travaux, réflexions, expérimentations sont un risque à prendre et ne sont aucunement assurées de succès. Mais ils nous assurent de ne pas "attendre la mort sans rien faire" et surtout, avantage franchement non négligeable, ils nous garantissent un job intéressant et donc une motivation sans faille.

Une idée de dernière minute : une idée un peu horrible serait que l'engouement pour le numérique en CST serait issu d'une volonté à capter des budgets en surfant d'une part sur l'angoisse de la désaffection des jeunes pour les sciences et d'autre part sur leur affection reconnue pour les nouvelles technologies. C'est "trash" mais, y'a pas à dire, je suis sûr que certains ont fait ce cheminement !
* Inmediats pour l'engagement des structures ou Muséomix pour l'innovation des formats de réflexion sont de très bon exemples.

9 commentaires:

  1. le pari devrait se faire plus sur des usages/tendances perçus que des technos particulières. ce qui est interessant, imho, c'est d'innover en terme d'approche, de pratiques globales dans notre relations aux "visiteurs". Une d'entre elle, forte, est son intégration en tant que visiteur "utilisateur" du musée, de la "personnalisation" de nos propositions à ses besoins, à leur co-création avec eux.
    Les technos changent vite mais ça permet d'apprendre. Je le vois comme un investissment dans une capacité à s'adapter, à saisir les opportunités de nouvelles formes de relations et l'investissement à faire est surtout culturel et humain.
    Et c'est dommage de restreindre les publics à ceux qui viennent "sur place"...pour moi il ne s'agit pas de "fiare venir" mais d'aller à la rencontre de ceux qui sont ravis quand on frappe à leurs portes numériques : et y'en a pleins !

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    1. Merci Samuel,
      Effectivement il y a trop souvent confusion (et c'est un peu le cas dans mon billet) entre la forme et le fond, entre l'outil, la techno et la pratique, les usages. Pourtant si je mélange un peu les 2, c'est aussi parce que ces réflexions s'appliquent souvent aux 2. Parier sur un usage ou une tendance n'est pas moins risqué que de parier sur une techno et les pratiques associées. Certaines pratiques ou tendances actuelles (ou passées) de nos musées rencontrent réellement leur public. Des fois je ne rêve que d'une belle vieille vitrine poussiéreuse ou s'accumule les objets, et j'avoue contempler (et m'interroger) plus souvent devant les alignements d'insectes sans fin que devant une mise en situation de ces bestioles ou une appli interactive qui me les expliquent.
      Après même si je suis profondément attiré par les concepts de visiteur "utilisateur", de "personnalisation" ou de "co-création", je ne peux m'empêcher d'y voir d'abord un attrait personnel pour moi (ou encore une réponse aux objectifs culturels de l'institution) plus qu'une réponse à un besoin des visiteurs ("sur place" ou non).

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  2. Il y a un autre aspect qui me semble avoir été oublié, ce sont les grands progrès au niveau de l'ergonomie des nouvelles technologies qui ont été fait. Et qui permettent justement à n'importe qui (ou presque) de s'approprier rapidement un écran tactile, de 'faire parler' des objets (avec des puces RFID) ... bref d'accéder à de nouvelles ressources sans clavier ni souris. Pour moi, ce qui est intéressant dans le numérique c'est qu'il permet de faire de nouvelles choses, et en particulier dans les cas ou une médiation 'humaine' n'est pas possible (parce que le temps n'est pas extensible, parce qu'un médiateur ne peut accueillir qu'un nombre limité de personnes)... le numérique invite à s'interroger (comme tu le fais d'ailleurs) sur nos pratiques, à faire le tri dans tout ce que l'on fait déjà entre ce qui fonctionne bien et ce qui peut-être remis en cause. Et a imaginer d'autres possibilités (numériques ou pas d'ailleurs, on s'en fout un peu). Et le fait que des solutions de plus en plus ergonomiques sont développées (avec aussi une 'rematérialisation' des choses) permet d'enrichir les options avec tout types de publics. Il suffit de se pencher un peu sur les recherches TIC et aide à la personne pour voir tout ce qui peut accompagner et simplifier des actions quotidiennes. Je pense aussi, dans 'nouveaux' publics aux personnes handicapées, le numérique me semble aussi une piste à explorer pour apporter à chacun des contenus qu'il puisse s'approprier, sans pour autant avoir des dispositifs qui pénalisent tel ou tel type de public (parce que le numérique permet aussi de s'affranchir de la contrainte de l'espace).
    Voir aussi http://www.erasme.org/ dont l'un des axes est justement vers les seniors, les 4èmes ages... bref, vers les petits vieux (en espérant que quand je serais moi-même une petite vieille j'admette aussi que cette appellation n'a rien de péjoratif)

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    1. Tout à fait d'accord !
      En effet, poser de cette façon le numérique (ou autres outils) reprend pleinement sa place de moyen. Ces innovations ouvrent de nouvelles perspectives et de potentielles nouvelles pratiques qu'il nous faut prendre en compte car elles peuvent répondre à des difficultés existentes et concrêtes de nos relations aux visiteurs. A partir de là, nous devons également être capable de remettre en cause les modalités même de ces relations (Samuel ... sors de ce corps ;-) ).
      Finalement je crois que ce qui me gène c'est souvent que cette étape de réinterrogation sur le fond se fait peu. On passe trop vite du :
      "une nouvelle pratique/un nouvel outil existe hors du musée"
      à
      "il nous faut la pratiquer/l'utiliser pour capter de nouveaux publics/rester à jour/..."
      Or rien ne prouve que cela va réellement servir les objectifs de la structure. C'est une réflexion entre ces deux étapes, sur le fond comme sur la forme, qui permettra de ré-investir ces "nouveautés" dans l'institution et dans sa relation aux publics, sans s'y perdre.
      On retrouve ici un peu de cette réflexion sur la confusion des objectifs et des moyens qu'on a déjà abordés souvent sur Vulgaris. Les nouveaux outils ou nouvelles pratiques sont comme des moyens qui servent des objectifs mais rien ne garantie que ces objectifs sont ceux de l'institution ou que ces moyens pourront servir ses objectifs propres. Une réflexion, un tri, des réadaptations, ... vont être nécessaires.

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  3. Et enfin, dernier clin d’œil, je suis fan du 'tricot urbain' : rien de numérique là-dedans, si ce n'est une réappropriation douce ... et si twitter me permet de valoriser ces actions... qu’on imagine faites par des petites grands-mères (ou pas, mais c’est le cas à Toulouse parait-il) dynamiques et en phase avec leur époque...

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  4. Et dernière remarque sur 'l'idée de dernière minute' : ben évidement, à un moment donné, pourquoi se priver d'utiliser certains arguments pour pouvoir ensuite continuer à avancer ? D'autant, qu'au final, même si les raisons qui font que le budget est accordé ne sont peut-être pas tout à fait les bonnes, ce qui compte c'est l'interprétation et l'utilisation du numérique qui en est faite et qui fera... à mon sens la différence.

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    1. La fin justifie les moyens ?
      En cette période de vaches maigres, c'est compréhensible mais attention que tout le monde le comprenne bien et que cela ne devienne pas une habitude.

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    2. D'abord, c'est certes un argument 'vendeur', mais il n'est pas dit que l'intention de départ soit mauvaise (il y a, à mon sens, quelque chose à faire avec le numérique / les jeunes / la culture ... et finalement, c'est aux professionnels de traduire ce 'quelque chose'). Bien sûr qu'il peut y avoir une dérive (c'est un peu le même cas que l'histoire des vocations)... à nous justement de justifier de ce que l'on a fait, pourquoi et en quoi les objectifs ont été atteints (ou pas) et de rendre publique cette évaluation. Et ce de façon à ce qu'elle permette d'avancer dans la réflexion et de ne pas entériner des mauvaises pratiques juste parce qu'elles ont eu lieu, que des gens sont venus y participer et qu'ils ont trouvé ça 'joli'.

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  5. De la lecture sur le sujet :

    http://cblog.culture.fr/2012/02/23/guggenheim-ny-en-ligne-un-musee-peut-il-etre-une-personne

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